CHAPITRE XVI
La mer tranquille ondulait pour former une haute crête et pointait tel le doigt menaçant du destin, avant de venir s’écraser sur la base inflexible des falaises grises. L’air était chaud et clair, agité par une légère brise venue du sud-ouest. Un fantôme, puisque c’est à cela que faisait penser le First Attempt, un fantôme d’acier blanc, glissait à vitesse réduite sur les flots, s’approchant de plus en plus de ce chaudron en furie, jusqu’à ce que la catastrophe semble inévitable. À cet instant précis, et pas avant, Gunn fit tourner la barre à tribord, pour placer le First Attempt parallèlement à la base des falaises rocheuses. Il garda un œil prudent sur l’aiguille du profondimètre et sur le tracé qui en sortait, tout en ne perdant pas de vue la ligne des flots, à une cinquantaine de mètres plus bas, son regard passant sans cesse de l’un à l’autre.
— Qu’est-ce que tu penses de la manœuvre ? demanda-t-il sans tourner la tête.
Son ton de voix était tranquille et assuré ; il était aussi calme qu’un pêcheur à bord d’une barque sur un des lacs paisibles du Minnesota.
— Ton vieil instructeur de la marine ; à Annapolis, serait fier de toi, répondit Pitt.
À la différence de Gunn, il avait les yeux fixés droit devant lui.
— Ce n’est pas aussi difficile que ça en a l’air, dit Gunn en montrant le profondimètre. Le fond est à une bonne quinzaine de mètres sous la quille.
— C’est plutôt profond.
Gunn continua à tenir la barre d’une main, et de l’autre souleva sa casquette de la Navy, entourée d’un galon doré, pour essuyer les gouttes de sueur qui perlaient à la racine de ses cheveux.
— Ça arrive assez souvent dans les zones où il n’y a pas de récifs qui affleurent.
— C’est bon signe, dit Pitt pensivement.
— Pourquoi donc ?
— Ça veut dire assez d’espace pour qu’un sous-marin puisse manœuvrer sans se faire repérer d’en haut.
— La nuit, peut-être, dit Gunn. Mais impossible pendant la journée. La visibilité dans l’eau est quasiment d’une trentaine de mètres. Toute personne se tenant sur les falaises à quinze cents mètres à la ronde pourrait facilement baisser les yeux et apercevoir une coque longue de quatre-vingt-dix mètres en train de glisser sur le fond.
— Il ne serait pas non plus trop difficile de repérer un plongeur, dit Pitt en se tournant pour jeter un coup d’œil à la villa, nichée comme une forteresse sur le flanc rocheux de la colline.
— Il faut que tu tentes ta chance, dit lentement Gunn. Von Till peut suivre chacun des gestes que tu fais. Je te parie à cent contre un qu’il pointe une paire de jumelles sur nous depuis qu’on a levé l’ancre.
— Je le parie aussi, dit Pitt dans un murmure.
Il se perdit un instant en contemplation face à la beauté du spectacle. Les bras d’azur de la Mer Egée encerclaient l’antique panorama de l’île d’un éblouissant miroir de soleil et d’eau. Seul le bruit des vagues se fracassant sur les rochers venait rythmer le vrombissement régulier des moteurs, ponctué de temps à autre par le cri d’une mouette solitaire. En haut des falaises rocailleuses, un troupeau de bêtes broutaient sur la pente verte d’un pré, pareilles à de minuscules silhouettes dans un paysage à la Rembrandt. Et tout en bas, au sein des criques creusées à la base des falaises, de nombreux troncs d’arbres abattus séchaient au soleil, couchés au milieu des petites plages couvertes de coquillages.
Pitt faillit perdre trop de temps en contemplation. Il se força à reprendre ses esprits, et à revenir à la tâche qui l’attendait. Cette mystérieuse enclave de tranquillité était en vue à présent, à environ un kilomètre par bâbord devant. Il posa une main sur l’épaule de Gunn, et indiqua la direction.
— Cette espèce d’étang plat.
Gunn hocha la tête.
— O.K., je vois. À la vitesse à laquelle nous avançons, nous y serons dans une dizaine de minutes. Ton équipe est prête ?
— Tout le monde est fin prêt, répondit brièvement Pitt. Ils savent ce qu’il faut chercher. Je les ai fait se ranger sur le pont des cabines, à tribord. À l’abri de tout regard indiscret venu de la villa.
Gunn souleva une fois de plus sa casquette.
— Dis-leur bien de sauter le plus loin possible de la coque. Être aspiré par une hélice n’est jamais très agréable.
— Je ne crois pas qu’on doive le leur répéter, dit tranquillement Pitt. Ce sont tous des hommes de valeur, c’est toi-même qui me l’as assuré.
— Tu as sacrement raison, grogna Gunn en se tournant vers Pitt. Je vais continuer à longer la côte avec ce navire sur trois ou quatre kilomètres encore. On va essayer de faire croire à von Till qu’il s’agit d’une opération de routine en vue d’un repérage complet des fonds marins. Ça peut marcher, mais je n’en suis pas sûr. De toute façon, j’espère pour toi que c’est ce qu’il croira.
— On s’en rendra compte très vite, dit Pitt en réglant sa montre sur le chronomètre du navire. À quelle heure fixons-nous le rendez-vous ?
— Je vais exécuter une série de virages sur la route du retour, et je serai de nouveau dans les parages vers 14 heures 10. Ça te laisse exactement cinquante minutes pour trouver le sous-marin et ressortir.
Gunn tira un cigare de sa poche de poitrine, l’alluma, puis ajouta :
— Il faut que tu sois là avec mes hommes à ce moment-là, tu m’as bien compris ?
Pitt ne répondit pas immédiatement. Un large sourire éclaira son visage, et l’on aurait dit que même ses yeux d’un vert éclatant se mettaient à rire.
Gunn eut l’air étonné.
— Qu’est-ce que j’ai dit de si amusant ?
— Pendant un moment, tu m’as fait songer à ma mère. Elle avait l’habitude de dire que lorsque mon navire arriverait, je serais probablement en train d’attendre à l’arrêt de bus.
Gunn hocha tristement la tête.
— Si tu ne reviens pas, je saurai au moins où te chercher. Bon, allons-y maintenant. Je crois que tu ferais bien de sauter dans ta combinaison de plongée.
Pitt leva simplement la main en signe de remerciement, quitta l’atmosphère confinée et brûlante de la timonerie, et emprunta l’échelle qui menait au pont des cabines, à tribord. L’y attendaient cinq individus à la peau tannée, probablement, songea Pitt, les cinq hommes les plus impatients et les plus rusés qu’il ait jamais rencontrés. À l’instar de Pitt, ils ne portaient qu’un slip de plongée de couleur noire. Tous étaient occupés à ajuster des respirateurs et à mettre en place des bonbonnes d’oxygène. Chaque homme contrôlait l’équipement des autres, pour s’assurer que les valves des bonbonnes et que les sangles des harnais étaient placées en position correcte.
Le plongeur le plus proche, Ken Knight, leva les yeux vers Pitt qui s’approchait.
— J’ai préparé votre matériel, Major. J’espère que tout ira bien avec un respirateur à tuyau simple, la NUMA ne nous a pas fourni de double embouchure pour cette expédition.
— Une embouchure simple fera parfaitement l’affaire, répliqua Pitt.
Il enfila une paire de palmes, et attacha un couteau à son mollet droit. Puis il se passa un masque autour de la tête et ajusta l’embouchure. Le masque était du type grand angle, qui donnait à celui qui le portait un champ visuel de cent quatre-vingts degrés. Puis il saisit la bonbonne d’oxygène et le respirateur. Il était en train de s’escrimer pour régler le harnais quand brusquement les vingt kilos de matériel furent soulevés et placés sur ses épaules, manipulés par deux mains massives et poilues.
— Comment pourrais-tu te passer une seule journée de mes services, fit pompeusement la voix de Giordino, voilà qui reste un mystère pour moi.
— Le vrai mystère, c’est comment j’arrive à supporter ton caquet incessant et ton ego démesuré, dit Pitt d’un ton sec.
— Allez, vas-y, paie-toi ma tête une fois de plus, déclara Giordino en essayant de paraître blessé, mais sans y parvenir tout à fait.
Il se détourna pour jeter un coup d’œil à la mer, et après une pause, dit lentement à voix basse :
— Bon Dieu ! Qu’est-ce que cette eau est claire. C’est plus transparent qu’un bocal à poissons rouges.
— Oui, j’ai vu, dit Pitt en découvrant la pointe barbelée d’un harpon de près de deux mètres et en contrôlant l’élasticité du caoutchouc accroché à l’autre extrémité.
— Tu as bien étudié ta leçon ? reprit-il.
— Cette vieille matière grise, dit Giordino en posant l’index sur sa tempe, contient toutes les réponses rangées et indexées.
— Comme d’habitude, il est réconfortant de constater à quel point tu es sûr de toi.
— Sherlock Giordino sait tout et voit tout. Aucun secret ne peut échapper à ma sagacité.
— Ta sagacité, tu ferais bien de la huiler soigneusement, dit Pitt avec sérieux. Tu vas avoir un programme plutôt chargé.
— Fais-moi confiance, dit Giordino en le regardant bien en face. Bon, je crois qu’il est temps d’y aller. J’espère que tout va bien se passer, et que tu vas t’amuser pendant cette petite plongée.
— J’en ai bien l’intention, murmura Pitt. J’en ai bien l’intention.
Deux coups de cloche envoyés par Gunn à partir de la timonerie indiquèrent qu’il ne restait plus qu’une minute. Pitt, un peu gêné dans sa progression par ses palmes, s’avança sur une petite plate-forme installée en bordure de coque.
— Au prochain coup de cloche, messieurs, nous y allons !
Il n’en dit pas davantage, parce que chaque homme savait ce qu’il avait à faire, et aussi parce que tout ce qu’il aurait pu ajouter n’aurait pas eu beaucoup de sens.
Les plongeurs serrèrent leur fusil à harpon un peu plus fort et échangèrent des regards muets. Une unique pensée occupait leur esprit à tous à cet instant précis : s’ils ne sautaient pas assez loin du bord, ils pouvaient perdre une jambe dans l’aspiration de l’hélice. À un geste de Pitt, ils s’alignèrent sur une file à proximité de la plate-forme.
Avant de baisser le masque sur ses yeux, Pitt jeta un dernier coup d’œil aux hommes qui se trouvaient là, et pour la dixième fois étudia leurs signes caractéristiques, des signes qu’il allait devoir reconnaître à distance, en plongée. L’homme le plus proche de lui, Ken Knight, le géophysicien, était le seul blond du lot ; Stan Thomas, l’ingénieur naval râblé, portait des palmes bleues et était sans doute le seul, présuma Pitt, qui garderait le contrôle de lui-même en cas de coup dur. Ensuite venait un biologiste marin à barbe rousse, nommé Lee Spencer, puis Gustaf Hersong, un botaniste dégingandé d’un mètre quatre-vingt-quinze. Ces deux derniers semblaient se sourire mutuellement comme s’ils venaient de se raconter une bonne blague. Le pilier de l’équipe était le photographe de l’expédition, Omar Woodson, qui était à coup sûr le personnage à la mine la plus grave que Pitt ait jamais vu et qui avait l’air vraiment ennuyé par toute cette affaire. Au lieu d’un fusil à harpon, Woodson transportait un appareil Nykonos 35 mm, muni de son flash, et laissait se balancer ce coûteux appareil de prise de vues sous-marines par-dessus le bastingage, comme s’il ne s’agissait que d’un vieil appareil photo déglingué.
Pitt mit le masque en place devant ses yeux, en sifflotant doucement, et examina une fois de plus les flots. Ils passaient sous la plate-forme à une allure beaucoup moins rapide à présent
— Gunn avait réduit la vitesse du First Attempt à une allure d’environ trois nœuds – ce qui était suffisamment lent. Ses yeux se portèrent au-devant du navire, et contemplèrent fixement, dans une espèce de transe, l’endroit approximatif de la mer où, dans quelques secondes maintenant, il allait devoir plonger.
Presque au même moment, Gunn examinait le profondimètre et les falaises déchiquetées pour la dernière fois. Sa main se leva lentement, en quête du cordon de la cloche, le trouva, attendit, puis le secoua avec vigueur. Le tintement métallique résonna dans l’air chaud et glissa sur la surface des eaux jusqu’à la paroi escarpée de la falaise, où il rebondit en un écho affaibli qui retourna vers le navire.
Pitt, en équilibre au bord de la plate-forme, n’attendit pas cet écho. Maintenant le masque pressé sur son visage d’une main, tandis qu’il serrait la hampe du harpon de l’autre, il sauta.
L’impact fit voler en éclats la surface étincelante de la mer, d’un bleu brillant. Dès que les flots se furent refermés au-dessus de sa tête, Pitt roula sur lui-même et agita ses palmes aussi vite, lui parut-il, que les roues à aubes de ces vieux navires remontant le Mississippi. Après cinq secondes et cinq mètres, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit la forme sombre de la coque du navire qui glissait lentement. Les deux hélices jumelles semblaient dangereusement plus proches qu’elles ne l’étaient en réalité : leur vacarme sourd s’élançait dans les eaux à une vitesse de quinze cents mètres à la seconde, tandis que cette vitesse n’était que de trois cent trente mètres par seconde dans l’air. De plus, à cause de la réfraction de la lumière, leurs lames étincelantes étaient grossies de près de vingt-cinq pour cent.
Les dents serrées sur l’embout du respirateur, Pitt se retourna vers le navire qui s’éloignait, pour voir comment les choses s’étaient passées pour les autres. Son soulagement fut accompagné du chuintement des bulles d’air qui s’échappaient de son respirateur. Dieu soit loué, ils étaient tous là, et d’une seule pièce. Knight, Thomas, Spencer et Hersong, tous en un petit groupe rapproché. Seul Woodson semblait traîner les pieds : il flottait à cinq ou six mètres derrière les autres.
La visibilité était fascinante. Les longs tentacules violacés d’une physalie gélatineuse étaient clairement visibles à près de six mètres. Un couple de poissons callionymes, très laids, nageaient paresseusement sur le fond, avec leurs corps sans écailles, bleu et jaune vif, garnis de longues épines acérées. C’était un monde englouti, le monde du silence, dominé par des créatures aux formes bizarres et décoré avec élégance par une imagination fantasque, dans une débauche de teintes et de formes qui défiait toute description humaine. C’était aussi le monde du mystère et du danger, protégé par toute une panoplie d’armes, qui allaient des dents carnassières du requin jusqu’au venin mortel du poisson zèbre à l’air parfaitement innocent ; combinaison inquiétante de beauté immortelle et de péril constant.
Sans attendre les premiers signes de malaise, Pitt se mit à respirer par les narines pour mettre au même niveau la pression de son oreille interne avec celle de l’eau. Lorsque ses oreilles se débouchèrent, il nagea lentement pour s’enfoncer dans le paysage marin qui s’étalait sous lui, et en fit aussitôt partie.
À neuf mètres de profondeur, la couleur rouge disparut, pour laisser la place à un doux mélange de verts et de bleus. Pitt descendit jusqu’à quinze mètres et examina le fond. Il n’y avait là aucune excroissance sous-marine, ni aucun rocher, juste une étendue de désert immergé, avec ici et là des dunes de sable miniatures qui ondulaient à la surface. À l’exception d’une rascasse blanche, enterrée dans le sable, et dont n’apparaissaient que les yeux semblables à des pierres et une partie de ses énormes lèvres grotesques, le tapis de sable était désert.
Huit minutes exactement après qu’ils eurent sauté du First Attempt, le fond commença à remonter, et l’eau se fit légèrement plus trouble, à cause du mouvement des vagues en surface. Un amas de rochers, couvert d’algues se balançant dans l’onde, surgit devant eux, dans la pénombre. Et puis brusquement, ils se trouvèrent face à la base d’une falaise abrupte, qui grimpait verticalement vers la surface miroitante des eaux, selon un angle de 90°, et qui disparaissait ensuite. Tel le Capitaine Nemo et ses compagnons explorant un jardin sous les mers, Pitt enjoignit son équipe de scientifiques à se disperser, pour se mettre à la recherche de la caverne sous-marine.
La chasse ne dura pas plus de cinq minutes. Ce fut Woodson, écarté de plus de trente mètres du périmètre prévu, qui fut le premier à la découvrir. En attirant l’attention de Pitt et des autres en cognant le côté de sa bonbonne à oxygène avec son couteau, il leur fit signe de s’approcher, et se mit à nager le long de la face nord de la falaise, en direction d’une crevasse à l’entrée dissimulée par les algues. Arrivé là, il s’arrêta et leva la main. C’est alors que Pitt vit lui aussi ce qu’ils cherchaient : une ouverture noire et sinistre à environ quatre mètres sous la surface. La taille était parfaite, assez grande pour livrer passage à un sous-marin, ou le cas échéant, à une locomotive qu’on aurait conduite jusqu’ici. Ils s’approchèrent tous, et se laissèrent flotter dans l’eau cristalline, les yeux braqués sur l’entrée de cette caverne, échangeant des regards perplexes.
Ce fut Pitt qui réagit le premier, en s’enfonçant dans l’ouverture. À l’exception de quelques éclats de lumière, provoqués par la blancheur de ses talons, il disparut aussitôt complètement, avalé par la cavité béante.
Il battait légèrement l’eau de ses palmes, tout en laissant un courant pénétrant l’aider à traverser lentement ce tunnel. Le bleu-vert étincelant de la mer se transforma vite en une sorte de bleu profond et crépusculaire. D’abord, Pitt ne parvint pas à distinguer quoi que ce soit, mais bientôt ses yeux s’habituèrent à l’obscurité, et il commença à discerner quelques détails aux alentours.
Il aurait dû y avoir de la vie marine à profusion agrippée aux parois de ce tunnel... Des crabes agitant leurs pinces, des patelles et des bernacles, des mollusques ouvrant leur coquille comme pour cligner de l’œil, ou même des homards s’agitant en quête d’un délicieux plancton. Il n’y avait rien de tout cela. Les parois de pierre étaient nues, et recouvertes d’une substance rougeâtre qui rendait l’eau trouble lorsque Pitt posait la main sur cette surface douce et artificielle. Il pivota sur lui-même pour examiner la voûte, et observa avec fascination les bulles d’air qu’il rejetait s’assembler en file indienne sur ce plafond, petites gouttes vif-argent, à la recherche d’une voie vers l’air libre.
Brusquement, le plafond disparut, et la tête de Pitt émergea à la surface des eaux. Il jeta un regard aux environs, mais ne distingua rien ; un nuage de brouillard gris enveloppait tout. Interloqué, il plongea à nouveau la tête dans l’eau et nagea pour s’enfoncer de deux ou trois mètres. Sous lui, le rayon cylindrique d’une lampe au cobalt brillait dans les profondeurs du tunnel. L’eau était aussi claire que de l’air ; Pitt parvenait à discerner tous les coins et recoins de cette caverne immergée.
Un aquarium. C’est la seule manière dont Pitt pouvait décrire l’ensemble. Mais en dépit du fait qu’il n’y avait aucune ouverture pratiquée dans les parois, la caverne aurait très bien pu passer pour le caisson principal de Marineland, en Californie. La situation était très différente de celle du tunnel ; la vie marine s’étalait abondamment. Les homards étaient là, et les crabes, les patelles, les bernacles, ainsi que du varech un peu partout. Il y avait également des bancs de poissons nomades, aux couleurs éclatantes. L’un d’eux attira particulièrement le regard de Pitt, mais avant qu’il ait pu s’en approcher, le poisson perçut sa présence et se précipita en un éclair dans une fissure des rochers.
Pendant quelques instants, Pitt enregistra cette scène stupéfiante. Puis, brusquement, il sentit une main qui lui empoignait la jambe. C’était Ken Knight, et il semblait se diriger vers la surface. Pitt hocha la tête pour acquiescer et nagea dans cette direction. À la surface, il fut une fois de plus accueilli par la grisaille de brume. Pitt sortit l’embouchure de sa bouche.
— Qu’est-ce que vous pensez de ce brouillard, demanda-t-il, de sa voix amplifiée jusqu’au grognement par les parois de roc.
— Cela arrive assez fréquemment, répondit Knight, dans un grognement beaucoup plus terre à terre. Chaque fois qu’une houle frappe l’ouverture, l’onde s’enfonce dans le tunnel comme un piston, et vient compresser l’air qui se trouve coincé dans la caverne. Au moment où la pression décroît, l’air chargé d’humidité se refroidit et se condense en un fin brouillard.
Knight s’interrompit un instant, pour ôter le mucus qui encombrait ses narines, puis reprit :
— Les vagues se succèdent à intervalles de douze secondes, si bien que l’atmosphère pourrait s’éclaircir d’un moment à l’autre.
Il n’avait pas fini de prononcer ces mots quand la brume disparut d’un coup, en révélant les profondeurs de la caverne obscure, dont la voûte s’arrondissait à une vingtaine de mètres au-dessus des eaux. Ce n’était qu’une grotte engloutie, et rien de plus ; il n’y avait aucune trace de matériel humain. Pitt eut l’impression qu’il venait de pénétrer dans une cathédrale dont les flèches avaient été détruites par un bombardement d’artillerie au cours de la Première Guerre mondiale ou par un pilonnage aérien pendant la Seconde. Les parois étaient irrégulières et parcourues de fissures dentelées, et les éboulis de rocailles à leur base indiquaient clairement qu’un autre morceau de rocher pouvait tomber à chaque instant. Puis la brume fit sa réapparition et brouilla la vision.
Pitt, pendant les quelques secondes au cours desquelles il avait examiné la caverne, n’avait été conscient que d’une chose : une angoisse torturante qui le faisait douter de lui-même. Puis celle-ci laissa la place à une vague rampante d’incrédulité, qui le laissa d’abord paralysé, et qui finalement fut balayée par le dépit.
— Ce n’est pas possible, dit-il à voix basse, ce n’est tout simplement pas possible.
De sa main libre serrée en un poing aux articulations blanchies, il frappa la surface de l’eau en une bouffée de colère et de désespoir.
— Cette caverne aurait dû être la base de commande des opérations de von Till. Que Dieu nous aide à sortir du pétrin dans lequel je nous ai mis.
— Je crois bien que je voterais encore pour votre solution, Major, dit Knight en posant la main sur l’épaule de Pitt. La géologie confirme vos intuitions. Ça semble l’endroit le plus logique.
— C’est un cul-de-sac. Il n’y a aucune ouverture nulle part, excepté ce tunnel.
— J’ai aperçu une saillie dans le fond de la caverne. Peut-être que si je...
— Nous n’avons pas le temps, dit Pitt en l’interrompant avec impatience. Nous devons faire demi-tour et sortir d’ici aussi vite que possible, pour nous remettre à chercher.
— Excusez-moi, Major !
Hersong venait de saisir le bras de Pitt, ce qui fit sursauter ce dernier, parce qu’on aurait dit qu’Hersong avait jailli de nulle part.
— J’ai trouvé quelque chose qui pourrait présenter de l’intérêt, reprit-il.
La brume, qui avait poursuivi son cycle, se dissipa à nouveau, et Pitt eut l’attention attirée par une étrange expression sur le visage de Hersong. Il adressa un sourire au botaniste dégingandé.
— O.K., Hersong, faites vite. Nous n’avons pas vraiment le temps d’écouter une conférence sur la flore marine.
— Croyez-moi ou pas, c’est justement ce que j’avais en tête, dit Hersong en lui retournant son sourire, l’eau scintillante ruisselant dans les poils roux de sa barbe. Dites-moi, est-ce que vous avez remarqué ces groupes de macrocystis pyrifera sur le mur en face du tunnel ?
— Ça se pourrait bien, répondit Pitt, si seulement je savais de quoi vous parlez.
— Le macrocystis pyrifera est une algue brune de la famille des Phénocytes, mieux connue sans doute sous le nom de varech.
Pitt regarda le botaniste d’un air perplexe, et le laissa poursuivre.
— Pour résumer la situation, Major, je vous dirai que cette espèce particulière de varech ne pousse que sur la côte du Pacifique, aux États-Unis. La température des eaux de cette partie de la Méditerranée est bien trop élevée pour permettre la survie du macrocystis pyrifera. En plus de cela, le varech, comme ses cousins terrestres, a besoin de la lumière du soleil pour procéder à la photosynthèse. Il est inconcevable que du varech se développe dans une caverne sous-marine. À vrai dire, c’est impossible.
Pitt tapotait lentement l’eau du plat de la main.
— Bon, si ce n’est pas du varech, qu’est-ce que c’est ?
Le brouillard était revenu, et Pitt ne parvenait plus à distinguer les traits de Hersong. Tout ce qu’il percevait encore, c’était la voix grondante du botaniste.
— C’est de l’art, Major, une véritable ouvre d’art. Sans aucun doute, la réplique en plastique du macrocystis pyrifera la plus réussie que j’aie eu l’occasion de voir.
— Du plastique ? s’écria Knight, dont l’exclamation rebondit en écho sur les parois de la caverne. Tu es sûr ?
— Mon cher ami, déclara Hersong avec dédain, ai-je jamais mis en question tes analyses d’échantillons ou...
— La matière rouge sur les parois du tunnel, dit Pitt en l’interrompant. Vous pensez qu’il s’agit de quoi ?
— Je ne peux pas l’affirmer avec certitude, dit Hersong. Ça ressemble à un type très particulier de peinture ou de revêtement.
— Je confirme, Major.
Le visage de Stan Thomas venait de se matérialiser brusquement dans le brouillard.
— Peinture rouge protectrice pour coque de navire. Elle contient de l’arsenic, c’est la raison pour laquelle rien ne survit dans le tunnel.
Pitt jeta un coup d’œil à sa montre.
— Le temps passe. Ce doit être le bon endroit.
— Un autre tunnel derrière le varech ? demanda Knight d’un ton prudent. Est-ce que ce n’est pas ça, Major ?
— Ça commence à prendre tournure, dit calmement Pitt. Un deuxième tunnel camouflé qui conduit à une deuxième caverne. À présent, je commence à comprendre pourquoi les opérations de von Till n’ont jamais été découvertes par les habitants de l’île.
— Bon, dit Hersong en purgeant l’embouchure de son respirateur. Je suggère que nous continuions.
— Nous n’avons pas d’autre solution, dit Pitt. Est-ce que tout le monde est prêt à recommencer à chercher ?
— Tous présents, répondit Spencer, à part Woodson.
Soudain, au même instant, l’éclair bleu d’un flash illumina la caverne.
— Personne n’a souri, déclara Woodson d’un ton amer.
Il s’était reculé le plus loin possible dans le fond de la caverne, pour utiliser le plus grand angle disponible.
— La prochaine fois, crie « Au sexe ! », blagua Spencer.
— Ça ne marcherait pas, maugréa Woodson. Aucun de vous ne sait ce que ça signifie.
Pitt sourit, avant de se remettre en action. Il plongea en avant et en oblique, vers le fond, comme un avion qui se prépare à bombarder. Les autres le suivirent, à intervalles de deux ou trois mètres.
Les amas de varech factice étaient compacts et quasiment impénétrables. De minces branches poussaient du fond jusqu’à la surface, s’évasant pour former comme un large baldaquin déployé. Hersong avait raison, il s’agissait d’une ouvre d’art. Même en le prenant entre les doigts, Pitt avait des difficultés à faire la différence entre le varech naturel et celui-ci. Il dégaina son couteau et se mit à se frayer un chemin en fendant ce rideau brun et ondulant. Il s’avança, ne se retournant que pour dégager sa bonbonne d’oxygène, et finit par se retrouver dans un autre tunnel. Celui-ci était d’un diamètre plus grand que le premier, mais semblait moins long. Après quatre vigoureuses foulées, Pitt fit surface dans une autre caverne, où il fut une fois de plus entouré par la brume. À intervalles réguliers, le bruit d’une tête venant crever la surface des eaux signalait l’arrivée d’un membre supplémentaire de l’équipe.
— Vous voyez quelque chose ? demanda une voix qui était celle de Spencer.
— Pas encore, répondit Pitt. Machinalement, ses yeux essayaient de forcer les ténèbres moites. Il pensa avoir discerné quelque chose, un objet plus imaginé que réel. Peu à peu, il finit par distinguer une forme sombre, qui sortait de la brume. Et puis tout à coup, ce fut là, de façon concrète et sans aucun doute possible : la coque métallique, lisse et noire, d’un sous-marin. Pitt enleva l’embouchure de ses lèvres, nagea vers le submersible et, en prenant appui sur l’avant du sous-marin, grimpa sur le pont.
L’esprit de Pitt s’était concentré sur le submersible. Dix fois au moins, il s’était demandé quelle serait sa réaction, et ce qu’il ressentirait lorsqu’il serait enfin face au transporteur d’héroïne sous-marin. L’allégresse d’avoir eu raison – il y avait de cela, et plus encore. La colère et le dégoût l’envahirent. Si seulement elles pouvaient parler, quelles histoires tragiques et ignobles raconteraient ces parois d’acier.
— Allons ! Jetez votre fusil sur le pont et restez calme, très calme.
La voix dans le dos de Pitt était ferme, tout aussi ferme que le canon du pistolet qui s’enfonçait dans son épine dorsale.
— Bien. Maintenant, dites à vos hommes d’envoyer leurs armes vers le fond. Et pas de bêtises. Une grenade jetée dans l’eau peut facilement transformer un plongeur en une horrible masse gélatineuse.
Pitt fit un signe de tête aux cinq têtes flottant à proximité.
— Vous avez entendu cet individu. Jetez vos fusils... Et les couteaux aussi. Cela n’aurait pas de sens de contrarier de si gentilles personnes. Je suis désolé, les gars. J’ai l’impression que c’est fichu.
Il n’y avait rien d’autre à ajouter. Pitt avait conduit ces cinq hommes dans un piège, dont ils ne sortiraient pas vivants. Toute émotion l’avait abandonné, seule lui restait la conscience du temps qui passait. Pitt leva les mains en l’air et se retourna lentement.
— Major Pitt, vous êtes un jeune homme incroyablement agaçant.
Bruno von Till se tenait sur le pont du sous-marin, souriant comme Fu Manchu avant de jeter une victime à ses crocodiles. Ses yeux étaient presque clos au bas de son crâne rasé, et de toute sa personne semblait irradier, c’est du moins ce que se dit Pitt, un caractère repoussant, bien particulier et qu’il avait dû mettre au point depuis de longues années. Mais quelque chose n’allait pas, un détail clochait terriblement. Le vieil Allemand avait les deux mains enfoncées dans les poches de sa veste ; il ne braquait pas de revolver. C’était l’homme se tenant derrière lui qui pointait l’arme – un homme grand comme une montagne avec une face taillée dans le roc et un torse large comme un tronc d’arbre. Les yeux de von Till s’ouvrirent largement, alors qu’il reprenait d’un ton moqueur :
— Excusez-moi de ne pas faire les présentations d’usage, Major, dit-il en montrant son compagnon. Mais je crois que vous connaissez déjà Darius.